CHAPITRE XXIX
ESPACE DE Q

« Que se passe-t-il ? » Marbet observait Kaufman, car ses yeux de Sensitive avaient vu. Il ne chercha pas à lui cacher la vérité :

« La marine est ici.

— Avec l’artefact ? » demanda Capelo en hâte.

Sur l’écran de Kaufman, la station des Faucheurs fit feu. Le vaisseau de la MDAS poursuivit sa route à pleine vitesse, intact.

« Avec l’artefact. Réglé sur le nombre premier deux, répondit-il.

— Pourront-ils atteindre le tunnel qui mène au monde natal des Faucheurs avant la flotte de Pierce… ?

— Non. Tenez-vous prêts à accélérer et à des manœuvres d’évitement si nécessaire. »

Il dirigea l’antique appareil vers le tunnel dont venaient à peine d’émerger les vaisseaux de la flotte. Son écran ne put lui fournir leur identification : la banque de données du petit aviso était trop ancienne pour inclure ces modèles. Kaufman ouvrit le telcom sur toutes les fréquences :

« Vaisseau de la Marine de Défense de l’Alliance Solaire, ici le colonel Lyle Kaufman, dans un XXPell3 obsolète. Demande permission de voler à vos côtés. »

Pendant le décalage de transmission, Capelo s’adressa à lui : « Bon Dieu, c’est vrai. S’ils ont réglé les deux artefacts sur le nombre premier treize, il devrait y avoir une zone protégée autour des… Qu’est-ce que je raconte ? Si l’espace-temps s’engage dans un effondrement transitionnel… Lyle, essaye d’obtenir la permission d’emprunter le tunnel ! Vite ! Nous ne savons toujours pas si l’effondrement transitionnel voyage à la vitesse de la lumière ou s’il peut lui-même traverser les tunnels !

— Mais vous êtes qui, bordel ? L’espace de Q est une zone interdite, mon colonel ! » furent les mots qui jaillirent du telcom.

— Je le sais. C’est une longue histoire. Je demande la permission d’utiliser le tunnel spatial numéro 218. Je raconterai tout dans le système d’Artémis. Vous ne tenez pas à nous avoir dans les pattes, je me trompe ? »

Nouveau décalage. Kaufman accéléra autant qu’il l’osait : les côtes de Capelo ne résistaient que grâce à ses premiers soins sommaires. Finalement, une réponse leur parvint : « Prenez ce putain de tunnel, colonel Code de passage : “San Juan Hill” Vous avez cinq minutes ! »

Kaufman s’abstint de demander « cinq minutes avant quoi ? ». Il connaissait déjà la réponse. Le vaisseau des Faucheurs fonçait vers le tunnel spatial #301, pour emporter leur artefact dans leur système natal afin de protéger ce dernier. Il ne l’atteindrait pas. Leur station ne pouvait détruire le vaisseau de guerre de la marine, ni le vaisseau détruire la station, pas si les artefacts à leurs bords étaient réglés sur le nombre premier deux. Mais les Faucheurs allaient certainement passer sur le réglage onze, protégeant ainsi tout le système de Q d’une attaque réglée sur treize. C’était sûrement la décision qu’ils allaient prendre…

Il accéléra à 5 g en direction du tunnel #218.

Les Faucheurs allaient sûrement régler l’artefact sur onze…

Quelque chose se passa sur ses écrans. Le vaisseau de guerre et la station des Faucheurs disparurent en même temps.

« Ils l’ont fait ! », hurla Kaufman malgré ses poumons douloureux et l’inutilité de ce cri. Ils étaient passés à l’acte, ils avaient dû passer à l’acte. Pas de zone protégée avec le réglage treize, apparemment. L’artefact de Syree Johnson avait explosé après avoir frit tout le système de Monde sauf la planète elle-même ; la militaire avait cru que la masse de l’artefact était trop importante pour traverser le tunnel, ce qui d’après elle avait provoqué l’explosion, mais c’était faux…

Pierce et les Faucheurs sont passés à l’acte. Deux artefacts activés, nombre premier treize, le même système…

L’onde avait un effet de retard, sinon leur appareil aurait déjà disparu…

Ils l’avaient fait, ces enfoirés de trous du cul…

Kaufman accéléra furieusement en direction du tunnel. Combien de temps durait l’effet de retard ? Kaufman se sentit perdre conscience, il ne fallait pas, la marine de l’autre côté du tunnel allait les frire s’il ne pouvait pas s’expliquer… Rester conscient… « San Juan Hill »… ils l’avaient fait…

L’appareil plongea dans le tunnel. Trois secondes plus tard, l’effet d’onde d’un artefact réglé sur le nombre premier treize atteignait le tunnel spatial #218. Et l’inévitable se produisit.

Les ténèbres.

« San… Juan…»

Un poids écrasant.

« Hill…»

Kaufman ignorait depuis combien de temps il prononçait ces mots d’une voix entrecoupée, des mots vides de sens pour son esprit en déroute. L’obscurité le submergea, se retira, revint. Le telcom babillait… quelque chose… vide de sens…

Il était du côté système d’Artémis du tunnel, et toujours en vie.

« Couper… l’accélération…»

Le poids écrasant disparut brutalement. L’avion fonçait tout droit.

« Ralentissez, bon Dieu ! » ordonna la voix dans le telcom. Rassemblant chaque parcelle de force encore en sa possession, Kaufman transmit l’ordre de ralentir à l’ordinateur de bord.

Marbet. Tom.

Il se retourna. Tous deux étaient affaissés dans leurs sièges. Le cœur et les poumons de Kaufman travaillaient trop dur pour qu’il espère les rejoindre. C’était comme si son crâne ne pouvait plus contenir un cerveau qui enflait démesurément. Il ne lui restait que la voix, et il s’efforça d’en faire usage.

« Notre vaisseau de guerre… disparu… la station des Faucheurs aussi… les deux artefacts… Treize…

— Comment le savez-vous ? Colonel, que s’est-il passé là-bas ?

— N’y allez pas…»

Mais ils le feraient inévitablement. Et sur ses écrans, Kaufman vit des points se détacher de la flotte d’Artémis et foncer vers le tunnel 218.

« N’y allez… pas… encore…

— Appareil non identifié, désactivez vos armes et préparez-vous à l’arraisonnement », dit le telcom. Retour aux procédures réglementaires de la marine. Les imbéciles.

Mais Tom, Marbet et lui étaient toujours en vie. L’onde voyageait donc à la vitesse de la lumière et ne traversait pas les tunnels. L’effondrement transitionnel allait se répandre à la vitesse de la lumière depuis le système de Q, déchirant l’espace-temps puis le corrigeant au moyen d’une reconfiguration radicale ; des centaines d’années allaient s’écouler avant qu’il ne détruise le système solaire.

Maigre consolation.

« Prêt à… vous recevoir à bord », ânonna Kaufman. Il voulut quitter son siège pour aller examiner Marbet, mais l’effort fut trop grand. Il retomba en arrière, et faisait donc face aux écrans lorsque l’événement se produisit.

Il le vit se produire, en direct.

C’était impossible, mais il le vit de ses yeux.

Trois vaisseaux de la MDAS volèrent en direction du tunnel spatial #218. Dans sa direction, puis en plein dedans. Pas à l’intérieur, mais en plein dedans. Deux vaisseaux, à trente secondes l’un de l’autre, heurtèrent un mur invisible au cœur du beignet flottant et explosèrent. Le troisième vaisseau s’écarta juste à temps pour éviter le tunnel.

Qui n’était pas un tunnel, d’une façon ou d’une autre.

Kaufman s’extirpa de son siège. Une réserve d’énergie dont il ignorait l’existence le galvanisait. Il attrapa Capelo et le secoua, sans se soucier des blessures du physicien. Le corps menu du savant ballotta en tous sens, mais il respirait. Kaufman l’abandonna et alla chercher une arme électrique.

Des alarmes braillèrent dans le telcom. Les alarmes de la flotte. Les alarmes signalant une attaque. Mais ce n’en était pas une, sauf si les militaires considéraient que Kaufman les attaquait. Il tira sur Capelo avec l’arme électrique et le physicien se réveilla en criant. « Que… Ohhhhhhh…» Un cri de pure souffrance.

Kaufman n’en tint pas compte : « Tom, écoute-moi… écoute-moi, bon Dieu ! Les tunnels sont en train de se refermer !

— Que…

— Le tunnel spatial qui mène au système de Q s’est refermé ! C’est devenu un mur solide ! Les adversaires ont tous deux réglé les artefacts sur le nombre premier treize dans le système de Q et le tunnel sest refermé ! Il faut que je sache si tous les tunnels sont fermés, ou si seuls sont atteints ceux qui mènent au système de Q ! »

Capelo le regardait fixement ; il ne gémissait plus. « Comment veux-tu que je le sache, bordel ? » s’exclama-t-il enfin.

Kaufman l’abandonna et sauta de nouveau dans son siège. Aucun secours à attendre de la théorie, il ne restait plus qu’à agir. Il redémarra le XXPell3 et accéléra dans la direction opposée, vers le tunnel spatial #212. Le tunnel suivant sur la route de Sol.

Personne ne fit feu, personne ne lui ordonna de s’arrêter. Il n’y avait rien de surprenant à cela : la flotte venait de perdre deux vaisseaux dans un accident qui n’aurait jamais dû se produire. Aucun des détenteurs de l’autorité n’accordait la moindre pensée à Kaufman. Ils y penseraient dans quelques minutes, mais à ce moment-là il aurait traversé le tunnel #212 menant au système stellaire de Han.

Si le tunnel le laissait passer.

Il ralentit à mi-chemin, c’est-à-dire à peu de distance : les tunnels orbitaient l’un près de l’autre. En approchant du tunnel #212, il s’adressa par telcom aux vaisseaux de garde : « XXPell3 en approche, aviso désigné pour tester le tunnel #212 menant au système de Han. Code “San Juan Hill”. Souhaitez-moi bonne chance, les gars ! »

Le silence, dû en partie au décalage horaire, en partie à la confusion. Puis une voix juvénile et effrayée : « Je n’ai pasPoursuivez votre route, aviso, et bonne chance ! »

Quelques secondes plus tard : « Ce n’est pas…» Mais il était déjà trop tard. La communication de Kaufman avait voyagé plus vite que celle provenant de la flotte qui gardait l’entrée fortifiée de l’espace de Q. Le XXPell3 atteignit l’immatérielle masse grise du beignet flottant.

Kaufman aborda le tunnel à faible vitesse, pour minimiser l’impact.

Il n’y eut pas d’impact. Il était passé.

« Jésus Marie Newton, dit Tom Capelo dans son dos.

— Qu’y a-t-il ? »

Capelo ne répondit pas. Une voix en provenance des vaisseaux gardant le tunnel du côté Han s’adressa à eux : « Identifiez-vous, aviso.

— Aviso XXPell3, colonel Lyle Kaufman. Information urgente en provenance du système d’Artémis, priorité un, Informations Spéciales Compartimentées.

— Arrimez-vous à votre convenance, mon colonel Mais votre vaisseau

— Traverse le tunnel suivant, Lyle ! Maintenant ! Ils vont tous se refermer, et je ne sais pas combien de temps il nous reste ! Tu m’entends ? Ils vont tous se refermer ! cria Capelo.

— Qu’est-ce que c’était, colonel ? demanda leur interlocuteur d’un ton brusque.

— Rien », répondit Kaufman. La carte des tunnels spatiaux situés entre eux et Sol lui apparut soudain en esprit. Curieusement, cette image, très éloignée de l’interprétation formelle habituellement utilisée par les militaires, évoquait le dessin grossier qu’il avait tracé sur le portable de Marbet. Kaufman distinguait ce nouveau schéma, dans tout son caractère primitif, aussi clairement que s’il flottait en l’air, sous ses yeux.

 

 

Encore quatre tunnels avant le système solaire, leur foyer.

« Changement d’ordres de dernière minute, priorité un, ISC. Demande permission de poursuivre par le tunnel #117 dans le système de Gémini.

— Je n’ai pas l’autorisation de

— Alors trouvez quelqu’un qui l’ait ! Je viens de vous dire qu’il s’agit d’une Information Spéciale Compartimentée, et je poursuis ma route par le tunnel #117 ! », s’exclama Kaufman d’un ton ferme et impatient. Le tunnel orbitait à seulement vingt secondes devant lui.

« Je n’ai aucunePouvez-vousHalte ! »

Trop tard. Kaufman était passé. Il émergea dans le système de Gémini. Encore trois tunnels.

« Tom, ils vont nous courir après. Si tu ne leur parles pas très vite, ils vont finir par nous tirer dessus, dit hâtivement Kaufman.

— Évite-les, fais quelque chose ! J’ignore à quelle vitesse le… Nom de Dieu, comment cette variable a-t-elle pu m’échapper…»

Kaufman transmit à l’ordinateur l’instruction de diriger l’appareil vers le tunnel #64, qui menait de Gemini au système d’Isis, et d’effectuer les manœuvres d’évitement nécessaires. Il laissa tous les telcoms ouverts, puis se retourna sur son siège. Capelo était couvert de patchs bleus antidouleur, qui lui permettaient de travailler sur le portable. Seigneur, il en absorbait tellement, de ces produits chimiques qui le maintenaient dopé… Le physicien écrivait furieusement. Kaufman jeta un coup d’œil à Marbet et constata qu’elle respirait toujours. Une joie intense le traversa.

À quoi bon ? Ils allaient tous se faire descendre, de toute façon.

« XXPell3, arrêtez-vous immédiatement ou j’ouvre le feu sur vous.

— Ici le professeur Capelo ! Ne tirez pas ! hurla Tom. Écoutez-moi, les tunnels sont en train de se refermer, ils se ferment ! Je sais pourquoi ! Ne tirez pas ou je ne pourrai pas vous l’expliquer !

— XXPell3, arrimez-vous immédiatement ou je fais feu. C’est mon dernier avertissement. »

Le tunnel Gémini-Isis était trop éloigné pour qu’ils l’atteignent avant qu’un faisceau protonique ne les frappe.

Kaufman sentit sa poitrine se serrer. Il pouvait tirer sur les vaisseaux du tunnel, il n’y en avait que deux. En effectuant des manœuvres d’évitement, il arriverait probablement à les toucher tous les deux…

Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas descendre deux vaisseaux de la MDAS en service actif, pas pour sauver sa vie et celle de Marbet, pas même pour permettre à Capelo de prévenir la galaxie de ce qui était en train de se produire. Ses habitants le sauraient bien assez tôt, de toute façon.

« À vos ordres, nous faisons halte », dit-il, sans tenir compte du hurlement de Capelo dans son dos.

Un vaisseau explosa sur son écran vidéo, le saturant de lumière. L’écran de contrôle lui apprit qu’il s’était agi d’un vaisseau cargo civil, autorisé à traverser l’un des deux autres tunnels du système de Gémini. Le vaisseau avait tenté de le franchir à une vitesse d’un g et s’était heurté à de la matière solide. Un autre tunnel s’était refermé.

« Les tunnels se ferment, exactement comme le professeur Capelo vous l’a dit ! s’exclama Kaufman en redémarrant son appareil. Nous poursuivons notre route vers le tunnel #64 à destination du système d’Isis, priorité un, Informations Spéciales Compartimentées…»

Personne ne prit la peine de répondre. Ils étaient probablement tous bouleversés par ce qui venait d’arriver au vaisseau cargo. Réduit en miettes par ce qui aurait dû être le vide. Combien y avait-il eu de matelots à bord ?

Kaufman maintint sa vitesse. Vingt-deux secondes, dix-huit, douze… Ils étaient de l’autre côté.

« Aviso XXPell3, identifiez-vous. Pas d’autorisation enregistrée, dit une voix féminine perplexe du côté Isis du tunnel.

— Nous avons davantage de temps à partir d’ici, fit remarquer Capelo. Je crois. Les équations… Comment ai-je pu rater ça, Seigneur…»

La poussée d’adrénaline de Kaufman se dissipait. Contrairement au physicien, il n’était pas couvert de patchs bleus. Capelo était bien trop shooté ; ces patchs ne pouvaient être de simples analgésiques. Sans doute des accélérateurs systémiques, du peen ou du gull.

Encore deux tunnels entre eux et Sol.

« Ici l’aviso XXPell3, pas d’autorisation en cours. Demande permission de poursuivre à travers le tunnel spatial #32 vers le système de Herndon.

— Pourquoi n’est-il fait aucune mention de vous, aviso XXPell3 ? Je constate que votre appareil militaire est obsolète.

— C’est exact. Je suis…» Kaufman coupa la ligne un moment et se tourna vers Capelo : « Combien de temps avons-nous ? Les autres tunnels, quand vont-ils se refermer ? As-tu une foutue idée de ce que tu fais ?

— Non ! Je travaille depuis seulement dix minutes sur une avancée physique majeure ! »

Kaufman rouvrit le telcom : «… pas compris la fin de votre phrase. Veuillez répéter, XXPell3.

— Je répète », dit Kaufman d’un ton las. Pour la première fois depuis ce qui lui avait semblé des heures – moins de vingt minutes en réalité – il se rendit compte que Marbet, Capelo et lui étaient toujours tout nus. « Je suis en mission militaire spéciale de priorité un, Informations Spéciales Compartimentées.

— Le code pour les missions ISC ? »

Kaufman ne le connaissait pas, bien sûr. Leur folle ruée vers Sol se terminait ici. Il ne lui restait plus qu’à dire la vérité.

« Écoutez, système de Gémini. Le professeur Thomas Capelo, le physicien disparu que recherchait l’amiral Pierce, est à bord de mon appareil. Il vient de découvrir que les tunnels spatiaux se referment l’un après l’autre, et il en a l’explication scientifique. Il est vital que nous fassions parvenir cette information à l’amiral Pierce, sur Mars, le plus rapidement possible. L’amiral ignore encore que ce phénomène est en train de se produire. Nous n’avons pas le code ISC, mais il en va du sort de la galaxie tout entière.

— Le professeur Thomas Capelo ? répéta la voix d’un ton incrédule. Vous m’en direz tant, XXPell3. Désactivez vos armes et préparez-vous à l’arraisonnement.

— Je vous ai dit que nous n’avions pas le temps ! Les tunnels spatiaux sont en train de se refermer !

— XXPell3, désactivez vos armes et préparez-vous à un arraisonnement immédiat.

— À vos ordres, répondit Kaufman. Armes désactivées ; nous sommes prêts à vous recevoir à bord. Ici le colonel Kaufman, CDUS à la retraite. Pouvez-vous au moins nous rendre un service ? Pouvez-vous envoyer…

— Lyle ? l’interrompit une autre voix féminine. Lyle Kaufman ? Ici Marjorie Barella. »

Kaufman ferma les yeux. Il avait combattu à ses côtés quinze ans auparavant. Par pur hasard à l’époque, par pur hasard aujourd’hui. « Marjorie ? Je suis bien Lyle Kaufman. Effectuez un scan vocal… Vous avez le résultat ?

— Oui.

— Écoutez, colonel Barella…

— Général Barella. »

Encore mieux. « Mon général, nous sommes dans une situation de crise sans précédent. Le professeur Thomas Capelo est à bord. Nous revenons à l’instant du système d’Artémis. » Il ne mentionna pas le système de Q ; générale ou pas, elle n’appartenait pas au CDAS et ignorait donc tout à son propos. « C’est une longue histoire, mais toujours est-il que les tunnels spatiaux sont en train de se refermer les uns après les autres, à une vitesse indéterminée et variable. Cela peut paraître incroyable, j’en suis conscient. Tout ce que je vous demande, c’est d’envoyer un aviso dans le système de Gémini pour vérifier que les tunnels deviennent bien inutilisables. Dans le même temps, je désactiverai nos armes et me préparerai à l’arraisonnement, si c’est ce que vous souhaitez, même si à mes yeux ma mission prioritaire reste de faire parvenir ces renseignements jusqu’à Sol.

— Vous avez ordre de désactiver vos armes et de vous préparer à l’arraisonnement, Lyle. Mais vous étiezJe vais envoyer un aviso d’observation.

— Merci, Marjorie. » Un pur hasard à l’époque, un pur hasard aujourd’hui. Vraiment trop injuste.

Mais telle était la loi de l’univers, il l’avait toujours su.

Il coupa le canal de sortie et s’adressa à Capelo : « Combien de temps avons-nous ? Et que se passe-t-il exactement ?

— Je l’ignore. Les seuls éléments à ma disposition sont les données se rapportant à trois tunnels refermés ; c’est un échantillon trop petit, pour l’amour de Dieu… Je sais seulement pourquoi ça se produit. »

Seulement. Kaufman était trop fatigué pour émettre le moindre commentaire sur le choix extraordinaire de ce mot. Il s’extirpa de son siège et chercha maladroitement un patch d’adrénaline pour Marbet, toujours assise sans connaissance.

Capelo babillait ; le physicien planait plus haut que la Lune. « Je ne comprends pas comment ça a pu nous échapper… Une fois qu’on sait où regarder… Vous vous rappelez tous ces gens qui disaient “mais non, deux réglages sur le nombre premier treize ne vont pas déchirer tout l’espace-temps, les concepteurs originels auront prévu des sauvegardes pour être sûrs que cela ne se produise pas”… Vous vous rappelez ? Tous ces gros lards optimistes, sans preuve, pleins d’espoir ? Et bien ils avaient raison ! Ou à moitié raison, en tout cas : l’espace-temps se déchire bel et bien et se répare grâce à un effondrement transitionnel radical qui transforme l’énergie, je ne me trompais pas à ce sujet… mais l’effondrement transitionnel n’agit pas comme je le croyais : il se propage par les tunnels et les ferme, ce qui absorbe l’énergie transitionnelle, Seigneur, toute cette énergie générée et absorbée… ce qui a pour double effet de préserver la configuration de l’espace-temps et de retirer ces dangereux joujoux que sont les artefacts des mains de ceux qui en font manifestement un mauvais usage ! Ah, c’est merveilleux, les maths sont merveilleuses, comment ne l’ai-je pas vue avant, cette équation qui…»

Kaufman ne l’écoutait plus. Il posa un patch sur le cou de Marbet, qui remua immédiatement en se tenant la poitrine : « Ooohhhh, gémit-elle.

— Ne bouge pas, Marbet. Tu as des côtes cassées, je pense. Tom aussi, mais… Ne bouge surtout pas. Les secours arrivent.

— Où sommes-nous ? » Elle souffrait mais était complètement réveillée.

« Dans le système d’Isis. L’administration du tunnel va monter à bord dans quelques minutes. Reste tranquille ou bien…

— Lyle ! » La voix de Marjorie Barella dans le telcom. « Lyle, vous aviez raison ! Mon Dieu !

— Ouvre la fréquence de sortie ! » cria Kaufman à l’ordinateur. « Marjorie, que…

— L’aviso d’observation a trouvé la flotte de Gémini en plein désarroi Le tunnel Gémini-Han est un mur solide. Comment… ? aucune importance. Poursuivez vers Sol et expliquez-le au CDAS. Pas la peine d’envoyer des autorisations de vol, vous franchirez les tunnels aussi vite qu’un aviso. Si…» Elle laissa cette phrase en suspens. « Le code ISC vous est transmis en ce moment même. Il vous autorisera l’accès à tous les tunnels. Allez-y !

— Départ immédiat », dit Kaufman. Il s’était déjà rassis aux commandes, redémarrait le vaisseau, réactivait les armes. Le code ISC crypté lui parvint dans sa banque de données sécurisée et Kaufman accéléra, se ruant vers le tunnel spatial #32 pendant qu’il en était encore temps, s’il en était encore temps. Après le #32, ne se dresserait plus entre lui et Sol que le tunnel spatial #1.